1. Faire cause commune

ou je suis venue au graphisme par le militantisme

« Hos aliquis tremula dum captat harundine pisces, / Aut pastor baculo stiuaue innixus arator / Vidit et obstipuit1. »

Au premier plan, un homme de dos. Il laboure son champ. C’est la fin de la journée — derrière la ligne d’horizon, le soleil qui se couche, peut-être aussi la fin de son labeur. Une journée comme les autres, comme celle du berger qui rêve ou du pêcheur qui pêche. Sillon après sillon, le laboureur façonne la terre. Concentré ou indifférent, il ne voit ni le bateau qui file, ni l’homme aîlé qui se noie2. La Chute d’Icare, c’est un souvenir de lycée, un cours d’arts-plastiques, c’est la découverte d’une oeuvre et un bouleversement. Ce que j’ai voulu voir, alors, dans ce tableau attribué à Brueghel l’ancien3, c’est un profond humanisme : le toi qui oeuvre, le toi insignifiant, le toi tout le monde. Quelle importance le sort de celui qui voulait voler quand il s’agit simplement de vivre et manger ?

Notre Icare, débattant ses jambes dans l’eau dans un coin, si loin de tout, paraît bien peu de choses à côté des ouvriers du quotidien. 

Et je me tiens, non pas aux côtés d’Icare, mais de ces ouvriers, ceux qui constituent la masse, ceux qu’on écrase et qu’on broie, ceux que le capitalisme dévore comme la bête immonde qu’un Etienne Lantier décrivait sous la plume de Zola4.

Du « je » au « nous »

Récemment, quelqu’un que je venais de rencontrer, m’a posé cette question : « quand as-tu commencé à dire «nous » plutôt que « je » ?

Si le passage au « je » présuppose une connaissance de soi, comme le démontre Kant dans L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique5, le passage au « nous » présuppose une conscientisation de son être au monde. Marx montre que le « je » peut n’exprimer que les conditions sociales et économiques qui me permettent — à telle époque, et selon tel contexte historique, social et économique — de dire « je », mais à travers lui s’exprimerait au fond toujours le « nous » de la société et même de la classe sociale à laquelle j’appartiens. Car, être au monde implique — ou devrait impliquer — la conscience des déterminismes qui se jouent en nous ; la conscientisation de son rapport à l’autre ;  un rapport responsable à autrui. 

Cette conscientisation, celle, donc, de me savoir être au monde, de savoir que mon « je » se fond nécessairement dans un « nous », m’est venue tardivement.

J’avais vingt ans, je venais tout juste d’intégrer l’université en licence de Lettres Classiques après un an et demi de prépa. C’était l’effervescence : les assemblées générales cadençaient les semaines, des orateurs tantôt emphatiques tantôt somptueux se succédaient à la tribune, le public, divisé, s’insurgeait ou applaudissait dans un chaos extraordinaire. Les passions étaient toutes exacerbées. Et je découvris alors en moi une conscience politique. Je lus beaucoup, tout le long du mouvement étudiant, et encore après. Et je m’engageai. C’est ainsi qu’en 2008 je pris ma carte au Parti Communiste Français.

Je suis venue au graphisme par le militantisme

C’est dans ce contexte, par le prisme du militantisme, que je suis venue au graphisme. Dans le cadre de mon engagement, il nous fallait en effet du matériel pour diffuser nos idées mais personne n’était en mesure de le faire. Sans formation, en autodidacte, mes premiers tracts, je les réalisais sous Word et Publisher

Petit à petit, formée sur le tas et le tard, je me nourrissais des travaux de Dugudus6, Alain Le Quernec7 ou encore Gérard Paris-Clavel8, puis, à l’instar des deux camarades de Grapus que je viens de citer, j’étudiais le travail de Henryk Tomaszewski9. Naturellement, mes références s’étoffèrent.

Le graphisme militant, c’est…

Le graphisme militant, c’est souvent un graphisme de l’urgence, un tract à faire pour le lendemain ou pour tout de suite. Il contient des fautes, l’agencement est bancal et un  recto A4 ne suffit jamais pour contenir les montagnes de textes à diffuser — car un militant est toujours très loquace : on diminue alors la taille de la police ; on essaye de tout faire rentrer. 

Le graphisme militant, c’est un graphisme qui requiert de l’ingéniosité. C’est ce que l’on pourrait appeler un « graphisme bricolé ». La texture s’obtiendra par exemple, par une succession de photocopies d’une même image : les contours deviendront moins nets, un grain commencera à apparaître, les détails se feront moins précis. On pourra découper ensuite ladite image avant de la coller sur un support et de lui adjoindre un texte. On pourra aussi se servir de l’encre de la photocopie encore fraîche pour l’étaler et créer des ombres. En somme, on fait avec « les moyens du bord ».  C’est sans doute aussi ce conditionnement à la contrainte qui m’a poussée à travailler, à triturer l’archive, comme on peut le voir sur  le travail pour l’affiche du film Cannes 39 : le festival n’aura pas lieu.

Le graphisme militant, c’est aussi un graphisme des marges. Il faut pouvoir imprimer sur une photocopieuse — le plus souvent en noir et blanc — et avoir anticipé les marges de l’impression — et donc les avoir intégrées. C’est d’ailleurs cette contrainte majeure qui a conditionné une grande partie de mon travail graphique.

La contrainte comme modus operandi

Cette habitude est ainsi devenue, en quelque sorte, une méthode de travail, un modus operandi

Si longtemps ces marges énormes ont construit mes images, toujours je conserve la recherche d’une production graphique avec, au maximum, les « moyens du bord ». 

Le graphisme étant devenu pratique professionnelle, j’ai conservé cette attache à ce conditionnement bienvenu. Peut-être même peut-on dire que je me suis affranchie de ce conditionnement pour plutôt m’en saisir.

Désormais, je prends la contrainte comme moyen de libérer la créativité : c’est elle qui donne les conditions d’une automatisation de l’écriture.

L’engagement comme cadre

Mon engagement politique est un des prismes par lequel mon rapport au monde se construit, grâce auquel ma pratique qu’elle soit muséographique, didactique, ou graphique s’épanouit.

‖1 Ovide, Les Métamorphoses, VIII, Paris, Les Belles Lettres, 2008 : «un pêcheur occupé à tendre des pièges aux poissons au bout de son roseau tremblant, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur sur le manche de sa charrue les ont aperçus et sont restés saisis.» (trad. G. Lafaye) ‖2 L’auteur du tableau La Chute d’Icare illustre le récit fait par Ovide, à la différence que, chez le poète, les deux protagonistes assistent au vol. ‖3 Christian Vöhringer rappelle à propos du tableau les sérieux doutes relatifs à son authenticité ainsi que le débat qui veut opposer un Brueghel l’ancien humaniste à un Brueghel l’ancien moraliste. ‖4 Zola, Germinal, Folio Classique, 1999, IV, 7 ‖5 Kant, L’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Garnier Flammarion, 1999, §1 ‖6 Dugudus est un graphiste et illustrateur parisien reconnu pour ses visuels engagés. ‖7 Alain Le Quernec est un affichiste et graphiste français.  ‖8 Gérard Paris-Clavel est graphiste, cofondateur de Grapus et de Ne pas plier. ‖9 Henryk Tomaszewski artiste polonais de l’après-guerre et fondateur de l’école polonaise de l’affiche.