3. Produire des communs

J’ouvrai tout à l’heure mon édition de Notre Dame de Paris. Au moment d’écrire ce mémoire, j’éprouvais le besoin de me rappeler ce qui avait conditionné mon rapport à la littérature, à l’écriture — ce qui avait conditionné une pratique articulée autour du verbe. 

Ouvert au hasard, comme on ouvre un livre, en quête du début, et ce mot à la figure : ἈΝΆΓΚΗ1

C’était au fond, dans un coin de la classe, le jour ; cachée, sans bruits, sous la couette la nuit. Il y a bien longtemps : j’avais neuf ans et Notre Dame de Paris entre les mains. C’est celle-là, la rencontre décisive. C’est un des souvenirs d’enfance conservé jusqu’ici, une expérience solitaire qui forgea durablement mon appétence pour la littérature. A compter de ce jour-là, je ne cessais de lire — et d’écrire.

ἈΝΆΓΚΗ. La lecture de ce mot me surprit. Je l’avais donc lu, il y a bien longtemps. Du moins, sans savoir le lire, je l’avais toutefois rencontré. Il me surprit donc, d’abord parce que, désormais je savais le lire, étant devenue helléniste2, mais aussi parce que j’apprenais ou réapprenais, que c’est autour de ce mot que s’était tissé le récit de Victor Hugo. Celui-ci explique en effet, en guise de propos liminaire, qu’un mot gravé dans la pierre, découvert au hasard d’une visite de la cathédrale lui donna l’idée du texte que nous connaissons désormais.

L’homme qui a écrit ce mot sur ce mur s’est effacé, il y a plusieurs siècles, du milieu des générations, le mot s’est à son tour effacé du mur de l’église, l’église elle-même s’effacera bientôt peut-être de la terre. C’est sur ce mot qu’on a fait ce livre.

Questionner et s’inscrire dans l’environnement

Souvent, je travaille en me saisissant de l’environnement, dérouler le fil et questionner ce qui fait le lieu. La réflexion sur le lieu est à l’origine de l’élaboration de l’identité visuelle de l’amicale laïque du Crêt de Roc : les espaces deviennent des éléments figurés d’un logo protéiforme qui peut donner lieu à une appropriation par tous les amicalistes, dans une dynamique d’éducation populaire.

Par ailleurs, lorsque nous avons été invités à investir Le Mur de Saint-Etienne, géré par les street-artistes Ella & Pitr, nous avons souhaité réfléchir à ce qui fait « mur ». Quels sont les murs qui ont fait l’Histoire ? Quels sont ceux qui secouent les géographies, qui se montent ou qui se démontent ? Que veut dire ce mur entre toi et moi ? Si de malheureux exemples existent, nous nous sommes saisis de l’oeuvre du poète palestinien Mahmoud Darwich que j’aime à étudier. Dans son Une Mémoire pour l’oubli, Darwich met en scène un dialogue qu’il aurait eu avec un poète, au moment du bombardement de Beyrouth de 1982, et nous avons isolé ce fragment :

« -qu’est-ce que tu leur veux ? -qu’ils peignent cette guerre sur les murs de la ville. – qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu ne vois pas qu’il n’y a plus de murs? »

La puissance de cet extrait se manifeste par sa capacité à interroger la matérialité de l’objet « mur » tout en manifestant un certain cynisme au cours d’un dialogue quasi surréaliste.

Dans un contexte national délétère, notre intention était de reconstruire un dialogue entre deux langues, de déconstruire ce mur et de prendre au sens littéral comme au sens figuré l’extrait de Darwich : le texte originel en langue arabe côtoie et s’entremêle avec sa traduction en français, dans les couleurs du drapeau. En tout état de cause, cette vaste fresque avait vocation à montrer des communs et à interroger.

Du fragment à la réécriture

Par ailleurs, de la même manière que Darwich constitue une mémoire par fragments, une des caractéristiques majeures de mon travail consiste à exploiter éclats et fragments afin qu’ils dialoguent ensemble, à l’image des cartes sémantiques, de l’affiche réalisée à partir de vers de Maïakovski,  du visuel conçu pour le Plan National de Formation des Lettres Classiques ou bien du travail sur le texte Tout autour. Une oeuvre commune.

Ce dernier a été engagé à la demande du Château de Goutelas et du collectif PEROU emmené par Sébastien Thiéry, politologue. Le texte Tout autour. Une oeuvre commune prend la forme d’un inventaire d’actes d’hospitalité recueillis par le collectif PEROU et des associations d’aide aux migrants. Ce recueil d’actes, avec 171 canons, nous avons choisi de le présenter sous la forme de huit cartes qui se déploient et qui tissent des liens entre les témoignages. Se faisant alors écho, ces « actes frères » dessinent un ensemble de réseaux constitutif d’une géographie des gestes de l’hospitalité. Afin d’établir ces correspondances, nous avons choisi d’isoler les verbes — témoins de l’action et de lier ensemble ces actes déployés sur les cartes de manière aléatoire. Il était nécessaire d’employer un protocole d’organisation de ces archives de manière à éviter un choix subjectif ou une hiérachisation qui n’aurait pas eu lieu d’être.

L’écriture, la réécriture, le travail sur le texte et ses liens sont un motif récurrent de mon travail. Ce jeu de réécriture qui fait s’établir — le plus souvent — des liens entre hypotexte et hypertexte, comme c’est le cas dans cette édition, me permet de déployer les potentialités du texte, dans une sorte de veine oulipienne.

Lorsque que nous participons à l’élaboration d’une cour à Châlon, je propose l’intitulé « Echo » qui me permettra de réécrire une partie du texte d’Ovide en mettant en exergue les questions et les réponses d’Echo et Narcisse. La nuit, ce jeu d’écho se fait lumière.

Le graphisme comme extension de mon écriture littéraire

Depuis cette rencontre décisive avec Victor Hugo, je n’ai cessé d’écrire. Or, le graphisme surgit comme une extension, un déploiement de mon écriture littéraire. Ce n’est pas anodin si ma pratique est devenue professionnelle au moment où j’étais muséographe, que j’écrivais, produisais des textes qu’il fallait agencer ensuite. C’est ainsi que je m’emploie à déployer des formes poétiques.

Le pouvoir du verbe

Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. (…) La révolution sera complète quand le langage sera parfait3.

Le pouvoir est à ceux qui ont les mots, le pouvoir est à ceux qui tissent les discours. La langue est un outil de domination. 

Je suis ainsi convaincue qu’il faut travailler à redonner au peuple les clefs pour s’emparer du langage. C’est le sens de mon action en tant que professeure de lettres classiques, c’est le sens de mon travail en tant que graphiste car la langue est créatrice et peut être le moteur de l’action.

Dans cette perspective, il est essentiel de donner à lire à tous, avec un engagement inclusif, comme c’est le cas pour le projet d’édition à destination d’un public malvoyant, et de donner la possibilité d’accéder à l’oeuvre — quelle qu’elle soit — selon différents niveaux de lecture.

Ainsi, je souhaite donner à manipuler le texte, donner les clefs pour manipuler et interpréter le texte, donner à s’affranchir en montrant comment le texte peut être détourné, manipulé.

La question du protocole pour donner des communs

Le texte a ce pouvoir qu’il peut tisser des liens. Lorsque je m’empare du texte en travaillant sur la contrainte, je propose une appropriation.

Pour produire des communs, il m’est nécessaire de produire un protocole qui détermine l’écriture graphique. A la manière du colectivo Onaire4, je propose un « Guzo graphico » : je crée les conditions d’une œuvre en explorant les combinaisons des formes plastiques et littéraires. Je propose une vision du monde et je donne les clés pour y participer. Ainsi, je donne les clés pour sortir de la classe le latin, avec un protocole strict ; ainsi je propose de s’approprier l’Oedipe Roi d’Eschyle.

Dans ce qu’elle a de « rassembleur », si je puis dire — et de manière esssentielle, je crois que la philosophie atomiste, de Lucrèce à Diderot — avec sa lettre à Sophie Volland5 — a toujours traversé à la fois mon engagement comme mon travail. Du moins, en considérant les atomes non pas comme des unités dissociées les unes les autres, mais des unités composant nécessairement un tout. Si l’éducation populaire surgit comme une nécessité pour moi, c’est sans doute aussi la nécessité d’agréger les mémoires, ou bien les actions, ou bien les productions, des uns aux autres, pour former une vague énorme au bruissement si bruyant qu’ils ne formeraient qu’un alors.

‖1 Ἀνάγκη [anankê] désigne, en grec ancien, la « nécessité, contrainte » et plus précisément, dans sa première acception, la « nécessité » au sens de « destinée inévitable » ‖2 Pour être tout à fait honnête, bien que j’aie choisi de poursuivre l’étude du latin comme du grec ancien dans le cadre de mes mémoires de recherche, je suis toutefois davantage latiniste. ‖3 Orwell, 1984, réplique de Syme  ‖4 Le colectivo Onaire est est un collectif de graphistes argentin. ‖5 Je pense en particulier à la lettre XXII du 15 octobre 1759, in Diderot, Lettres à Sophie Volland, Paris, Folio classique, 1984